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Le magazine de l'économie des sports outdoor

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Rédaction

Sport & innovation : le regard de Jean-Luc Diard

Ancien Pdg du groupe Salomon et fondateur de Hoka One One, Jean-Luc Diard est aujourd’hui vice-président du groupe Deckers en charge de l’innovation. Il nous livre dans cet entretien les clés pour innover.

C’est l’une des success story qui accompagne la formidable épopée du trail-running dans l’Hexagone. La marque Hoka a été fondée par une équipe d’anciens de chez Salomon, qui étaient aussi coéquipiers sur les raids extrêmes et diverses épreuves outdoor. Ultra-sportifs et développeurs inconditionnels, Jean-Luc Diard, Christophe Aubonnet et Nicolas Mermoud ont ainsi créé leur chaussure idéale pour les courses d’ultra longues distances sur un concept oversize. La marque Hoka One One, qui signifie littéralement « planer sur terre » en maori, a dévoilé ses protos au salon de l’UTMB 2009 avant de commercialiser ses premières paires de chaussures (5 000 paires la première année) à l’Ispo 2010. Née en France, à Annecy, la marque a été rachetée en 2013 par le groupe américain Deckers, propriétaire de Ugg et Teva notamment. Aujourd’hui, Hoka vend 2,5 millions de paires de chaussures et réalise un chiffre d’affaires de 150 M$. « Nous ne serions pas arrivés si vite à ce stade si nous étions restés seuls. En rejoignant le groupe Deckers, nous avons bénéficié d’une infrastructure qui a été un formidable accélérateur. Innover est une chose, mais pour garder sa place sur le marché il faut aller vite, sinon on se fait copier, doubler et on disparait. L’autre aspect, c’est que le marché américain est très ouvert aux produits innovants, à de nouvelles propositions. Mais pour réussir vraiment, il faut s’ancrer dans le pays », explique Jean-Luc Diard. Il n’en reste pas moins que c’est une belle trajectoire pour une entreprise qui a un peu moins de dix ans. « Il faut relativiser. Hoka est encore une toute petite marque sur le marché du running. Ce que nous avons réalisé jusqu’ici est bien. Nous affichons une croissance de 50 % et ça va continuer. Mais cela n’a rien à voir par rapport aux géants de la chaussure de sport comme Nike, ni même avec le deuxième groupe de marques dans lequel il y a les New Balance ou Asics. Nous sommes dans le troisième groupe, celui des Brooks et Saucony, qui sont encore bien plus gros que nous, toutefois c’est un groupe dans lequel nous sommes en train de bien nous positionner ». Un succès qui repose sur une démarche innovante. Au regard de sa longue expérience chez Salomon et de la plus jeune aventure Hoka, Jean-Luc Diard nous livre dans cet entretien sa vision de l’innovation dans le sport.



le premier modèle Mafate de 2010 taillé

pour les sentiers escarpés de montagne,

en référence au Grand Raid de La Réunion.



Identifier les signaux faibles

« Cela commence par regarder autour de soi, dans les médias, sur le web, sur les sites de crowdfunding par exemple, pour voir tout ce qui émerge dans des milieux très divers. Il est très rare qu’il n’y ait pas déjà quelque chose qui existe quelque part. Il y a toujours des gens qui pensent plus loin, qui essayent de nouvelles choses, qui ont des pratiques divergentes ou extrêmes et qui sont à la recherche de solutions nouvelles. A la base, il faut surtout être curieux et savoir se mettre à l’écoute. Il faut s’ouvrir pour capter les signaux faibles, du moins ceux que l’on est capable de capter. Je dirais que le premier frein à l’innovation, c’est de ne pas avoir envie de les capter. En fait, 90 % des gens ont les mêmes informations, mais ont-ils tous la volonté d’écouter et de regarder ?

Observer les usages

« L’innovation part toujours de l’usage. Et par l’observation des usages. Pour cela il faut s’intéresser aux deux extrêmes : le super athlète et le non-pratiquant. Il est fondamental de regarder pourquoi les non-pratiquants ne pratiquent pas. Qu’est ce qui les freine ? Si l’on prend l’exemple du running, les non-pratiquants vont parler d’inconfort, de douleurs au dos, aux genoux. Cela, un athlète ne va pas le dire. Mais après, quand on observe l’athlète, on s’aperçoit qu’il se blesse 50 % du temps. Alors, là, on se dit qu’il y a une piste. A partir de ce stade, il faut questionner l’ensemble de la cible en choisissant des types de personnes qui permettent de nous donner des repères avec un point de vue critique. Le plus intéressant souvent c’est de questionner les femmes d’un niveau intermédiaire. Elles sont en général plus objectives et directes que les hommes, qui ont toujours un petit côté macho. Il faut aussi interroger des jeunes qui n’ont pas d’idées préconçues et à l’opposé des gens d’expérience, qui sont capables de prendre de la distance.

Du golf au running

« Pour développer un produit il faut prendre en considération deux phases : celle où les sportifs sont en forme et la phase dans laquelle ils sont fatigués. C’est cette deuxième phase qui est intéressante. C’est là où tout se passe, où tout se révèle, où le bénéfice produit devient important. Le succès des têtes larges dans le golf est venu de la tolérance qu’elles offrent au joueur pour avoir un drive plus droit en fin de parcours quand la fatigue survient. Ensuite, avec l’évolution des technologies cela a aussi permis d’envoyer la balle plus loin. Les raquettes grand tamis dans le tennis ont apporté le même bénéfice. Quel que soit le sport, l’oversize apporte un plus s’il est associé à une réduction de poids ou au moins à un poids équivalent. Faire plus lourd et plus gros ça ne marche pas ! Mais la distribution du poids est aussi essentielle.


Optimiser le rendement

« Parmi les grandes notions qui orientent le développement produit dans le sport, il y a la légèreté, la stabilité, le guidage et aussi la résilience. C’est aussi typiquement ce qu’ont apporté les grosses têtes et les grands tamis : le rebond est meilleur. C’est ce qui fait que l’on peut lancer une balle plus fort en prenant moins de chocs. C’est pareil avec la chaussure oversize, on dépense moins d’énergie, ce qui permet d’en garder pour les moments où l’on en a le plus besoin. Le principe de base, qui guide tout, c’est le rendement : qu’est-ce qui procure la meilleure efficacité pour le moins d’énergie ?


Inventer ou innover ?

« Innover, ce n’est pas inventer, ce n’est pas juste avoir une idée, c’est apporter des solutions concrètes qui se transforment en un bénéfice réel pour un très grand nombre de personnes et de manière durable. Sinon, on parle d’avancée, de progrès. L’innovation doit toujours aller plus loin.

On imagine la rupture comme étant quelque chose de radical mais c’est plus le fait de changer de niveau de référence. On tend souvent à confondre la fin et les moyens. Quand on dit innovation de rupture, on parle de moyen. La vraie mesure c’est de voir si les gens reviennent en arrière. S’ils ne reviennent pas en arrière, c’est gagné !

Hoka, une innovation de rupture ?

« Je dirais que l’arrivée d’Hoka a ouvert le champ des possibles dans un domaine qui s’était un peu sclérosé et dans lequel tout le monde était dans les mêmes registres de conception. Quand Hoka est sorti, oui, c’était une rupture par rapport au standard traditionnel. Le courant minimaliste aussi a apporté une certaine rupture. Les deux ont changé la manière d’aborder les choses. Mais d’une manière plus générale, si l’on observe l’épaisseur moyenne des semelles de chaussures de running aujourd’hui, elle est de 5 à 7 millimètres plus haute qu’elle ne l’était il y a dix ans. Pour résumer, il y a trois profils de chaussures : le standard+, à 3 ou 4 mm de plus que le standard d’il y a 10 ans ; le premier niveau d’oversize autour de 25 mm d’épaisseur qui tend à se généraliser comme nouveau standard ; et après il y a l’ultra size que plusieurs autres marques proposent aussi maintenant. L’offre moyenne a donc complètement changé et les personnes qui ont goûté à ce type de confort ne reviendront plus en arrière.

Le poids des idées reçues

« Si les solutions sont différentes en fonction du type de produit, en revanche les principes d’approche sont similaires. Par exemple nous avons développé chez Hoka des « pointes » d’athlétisme pour la piste, qui sont à l’opposé de chaussures pour courir 160 km en trail. Mais la démarche qui nous a amené à être innovants sur les pointes est la même que celle qui a abouti à la Mafate. Il faut d’abord observer en faisant tomber toutes les œillères. J’ai pu remarquer, et cela dans de nombreux secteurs, qu’à un moment donné dans une profession ou un milieu, tout le monde referme les yeux en assurant que « les choses sont comme ça ». Pour innover, il faut donc re-questionner ce qui apparaît théoriquement comme évident au plus grand nombre. Et cela passe par l’observation et l’analyse. Il faut écouter mais aussi mesurer. Et souvent on s’aperçoit qu’il y a de nombreuses idées reçues. Il faut avoir un regard critique, une critique positive, et s’appuyer sur le mesurable ou sur l’image. Il est facile de filmer avec une GoPro et de passer au ralenti la manière de courir ou de marcher. Dans la majorité des cas il y a une grande différence entre le discours, ce que les gens pensent qu’ils font, et la réalité observée. Par exemple, si l’on demande à un athlète combien de temps il passe en virage sur un stade, il va répondre 20 %. Nous avons mesuré, et en fait c’est 60 % du temps en virage pour 40 % en ligne droite. Or les problématiques en virage ne sont pas les mêmes. Il faut alors regarder comment court un athlète en virage, comment travaille son pied et alors on réfléchit à optimiser ce moment sans que ce soit au détriment de la ligne droite. On commence alors à prototyper pour faire en sorte de vérifier les idées, les pistes nées des entretiens, des mesures et des intuitions.


Aller à l’extrême

« Il ne faut pas se fixer de limite en matière de prototypage. Quand on pense à un point d’amélioration, il faut pousser son idée à l’extrême et même sciemment au détriment d’autres points. L’objectif est de savoir si l’on va trouver un bénéfice en allant dans cette direction. Après on revient en arrière, on combine cela avec autre chose. Mais si l’on ne va pas jusqu’au bout on ne peut pas savoir si la piste est intéressante ou au contraire si le bénéfice est epsilonesque. De cette manière on va beaucoup plus vite. Cela suppose d’avoir une équipe qui a aussi bien une compréhension scientifique que pratique. Nos ingénieurs, pour la plupart, pratiquent une multitude de sports. A tous on leur demande d’agir de façon très pratique : bricoler, couper, coller, assembler. C’est comme un puzzle, on prend différentes pièces et l’on regarde ce que ça donne.


Se fixer l’inatteignable

« Il faut aussi une approche systématique qui consiste à savoir ce qui se fait de mieux sur un marché. Cela passe par des discussions avec des détaillants, la lecture des tests, l’étude des panels... A ce moment-là, on achète tous les produits intéressants et on les décortique. Il faut avoir une base, c’est à dire la connaissance de tout ce qui existe. S’il y a un truc qui est bon, c’est intéressant. Mais surtout il ne faut pas se dire « je vais faire comme celui-là ». Il arrive souvent que des entreprises se focalisent sur telle marque qui est la meilleure du moment et essayent de s’en rapprocher ou réussissent même à faire un peu mieux. Ce n’est pas une démarche d’innovation, c’est simplement une démarche d’amélioration, ce qui est louable, mais ne permet pas d’aller plus loin. Pour innover, il faut changer les angles de vue et se donner des objectifs radicaux qui ont l’air inatteignables. Parce que dès que l’on sort des savoir-faire habituels cela force à réfléchir différemment.

Le ET plutôt que le OU

« L’oversize était inatteignable : personne ne savait faire des moules comme ça, ni des mousses aussi souples... Tous nos interlocuteurs nous ont dit qu’on n’y arriverait pas !

C’est souvent comme ça dans l’innovation. On est dans le registre du ET plutôt que du OU. D’abord on pousse le curseur au maximum dans une direction (ou), puis on additionne les bénéfices (et). Cela donne une nouvelle histoire produit qu’il faut tester auprès de différentes personnes. Si c’est un truc qui correspond bien aux athlètes, ok, c’est bien. Mais ce qui est plus intéressant encore, c’est de voir que la solution que vous proposez s’adresse à un registre d’utilisateurs plus large.

Le rôle des nouveaux matériaux

« Les matériaux ont un rôle important évidemment. Il est intéressant d’observer ce qui est utilisé dans d’autres secteurs. Les grandes nouveautés sont rares. L’actualité c’est le graphène, qui présente des caractéristiques étonnantes. On essaye de mieux comprendre comment l’utiliser. Mais l’innovation en soi ne vient pas d’un nouveau matériau. C’est un moyen.

Un regard sur le ski

« Le ski de randonnée a énormément fait évoluer le ski alpin au niveau des chaussures et au niveau du poids, de la même manière que le snowboard a fait évoluer les lignes de cotes des skis il y a quelques années en arrière. Les fixations à inserts se sont imposées dans le ski de rando, en revanche la fixation alpine, même si elle connaît quelques évolutions pour faciliter la marche, reste sur le même principe des mâchoires. Mais il y a d’autres enjeux à prendre en considération, qui viennent freiner l’innovation, en particulier les questions de sécurité, qui font que les grands acteurs de l’industrie ne peuvent pas prendre le risque de tout changer. Quand j’étais chez Salomon, nous avions fait des essais en vissant les chaussures directement sur les skis. Nous étions allés à l’extrême sans tenir compte sciemment du facteur sécurité. Résultat : tous les skis s’étaient cassés devant ou derrière les chaussures. Cela a permis de conclure que le premier effet de la fixation, c’est le recul.

La règle des 5-7-10 ans

« Il faut 10 ans pour faire connaître une innovation au public. Qu’il s’agisse d’un produit comme Hoka ou d’une pratique comme le swimrun, par exemple. Au début, il y a de nombreux freins et l’on sait qu’en termes de communication, il faut que les choses soient répétées et archi-répétées avant qu’il y ait une mémorisation du sujet. Chez Salomon, nous avions observé la règle des 5-7-10. Il faut 5 ans entre le lancement et le moment où les détaillants, hormis quelques avant-gardistes, reconnaissent qu’il y a quelque chose d’intéressant ; puis 7 ans pour atteindre le consommateur impliqué et 10 ans pour toucher la masse des pratiquants.


Les tendances fortes

« Le plus gros potentiel actuellement c’est sans aucun doute le vélo électrique ! Il est clair que c’est ce qui va toucher le plus de monde, qu’il s’agisse de mobilité, de sport, de tourisme... Les opportunités sont là. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Les technologies vont continuer à évoluer et cela va s’accélérer avec l’arrivée d’équipementiers issus de l’automobile.

L’autre tendance forte, à mon sens, c’est la santé connectée, qui favorise le développement des activités fitness au sens large, à commencer par la marche à pied. C’est incroyable comme l’affichage sur sa montre du nombre de pas stimule l’activité physique des gens. Demain on sera encore plus à l’écoute de son corps à condition que les outils connectés soit idiot proof, hyper simples à utiliser. »


Propos recueillis par E.Gravaud

©Peignee-Vertical




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